C'est une loi universelle : les grands artistes ne récoltent ce qu'ils sèment que quelques années trop tard. Ils ne sont jamais autant célébrés que quand les fans et les critiques, cherchant à faire oublier qu'ils les avaient zappés, rivalisent de superlatifs à leur égard, les vantant alors même où ils deviennent moins pertinents. Tel a été le cas de Daniel Dumile, alias Zev Luv X, alias MF Doom, considéré comme le génie universel de l'underground rap tout au long des années 2000, alors que ses plus hauts faits d'armes, le Black Bastards de KMD, et le Operation Doomsday sorti chez Fondle'em, dataient de la décennie précédente.
Le moment du déclic, c'est 2003. Cette année là, notre rappeur masqué s'est distingué par une productivité de folie, sortant ou enregistrant plusieurs albums, à chaque fois sous des alias différents : Take Me to Your Leader, sous le nom de King Geedorah ; Escape from Monsta Island!, en tant que membre des Monsta Island Stars ; Madvillainy, qui sortira en 2004, en duo avec une autre figure révérée de l'underground, Madlib. Le meilleur disque de la fournée, cependant, pourrait bien être Vaudeville Villain, livré cette fois sous le pseudonyme de Viktor Vaughn.
Annoncé à tort comme le disque drum'n'bass de MF Doom, celui-ci n'en avait pas moins une coloration très electronica, grâce au travail d'un trio de producteurs, King Honey, Heat Sensor et Max Bill, tous issus du label où l'album était sorti, Sound-Ink (RJD2, alors en pleine ascension, complétant le tableau avec "Saliva"). Nos hommes connaissaient leur affaire, pondant des beats qui collaient aux exploits verbaux de Doom / Vaughn, ne donnant jamais dans la choucroute synthétique, ni dans le télescopage abscons de blips maladroits et des élucubrations d'un rappeur esseulé. Quand tous, rappeurs et producteurs, donnaient toute la mesure de leur talent, cela aboutissait à de véritables perles, comme l'introductif "Vaudeville Villain", les superbes "Lactose and Lecithin", "A Dead Mouse" et "RaeDawn", à du vrai bon rap électronique à la Antipop Consortium. A propos de ces derniers, justement, M. Sayyid accompagnait MF Doom sur un excellent "Never Dead".
Les paroles, par ailleurs, épousaient ces sons futuristes. Vaudeville Villain nous contait en effet l'histoire de Viktor Vaughn, un savant fou bloqué dans le temps au début des années 90 et contraint de se livrer à des MC battles. Le prétexte était tout trouvé pour multiplier les punchlines et faire preuve d'un vocabulaire obtus, dans cette ambiance comic books chère au rappeur, mais aussi pour ironiser sur le rap dominant, celui des mauvais garçons, quand Viktor Vaughn se faisait éconduire par la mineure qu'il convoitait (incarnée par Apani B.) sur "Let me Watch," ou qu'il était attaqué par la vieille qu'il avait cherché à détrousser sur "Modern Day Mugging".
Humour, skills, audace stylistique, beats originaux et efficaces, tout était réuni sur Vaudeville Villain, pour en faire le successeur de l'inégalable Operation Doomsday, et légitimer l'engouement des retardataires pour MF Doom, en ces années 2000.
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